En novembre 2021, la maison publiait Nouvelles du peyi lòk – Témoignages littéraires sur la crise politique en Haïti, un recueil de huit nouvelles (dont une bilingue) permettant au lecteur d’aborder le réel par l’intermédiaire de la fiction. Il s’agissait, par ce biais, d’ébrêcher le mur du silence qui entoure l’actualité d’Haïti, de donner à lire le vécu, le ressenti et les aspirations des Haïtiens et de dissiper le brouillard qui empêche la compréhension des faits et des processus en cours. Un an après, sous la présidence par intérim d’Ariel Henry, la situation globale demeure identique et les difficultés sociales s’accroissent encore avec les dernières flambées des prix.

Afin de prolonger cette volonté de participer – modestement – à la diffusion d’informations permettant de comprendre la réalité, les revendications et les aspirations du peuple haïtien, nous publions aujourd’hui sur notre site une note rédigée par l’Atelier Jeudi Soir, association de production littéraire à Port-à-Prince avec laquelle notre maison entretient une relation fraternelle.

Port-au-Prince, le 21 septembre 2022

 

Note de l’Atelier Jeudi Soir

 

L’Atelier Jeudi Soir, pleinement conscient du rôle de l’écrivain dans la cité, en tant que témoin de la réalité et producteur de sens, dénonce les conditions d’existence de la majorité de la population, caractérisées par la misère et la violence.

Le gouvernement de facto de Ariel Henry, par ses actes comme par ses déclarations, réaffirme de manière incessante et arrogante son indifférence, voire son mépris envers les catégories populaires. La ministre de la Communication et le Premier ministre ont ainsi banalisé les conséquences objectives de la hausse des prix des produits pétroliers sur la vie des paysans, des ouvriers, des habitants des quartiers pauvres et considèrent leur révolte légitime comme une obéissance aux « manœuvres » de politiciens. Cette attitude témoigne d’un mépris de classe envers les pauvres qui auraient, selon le gouvernement de facto, besoin de quelqu’un pour leur dire qu’ils sont pauvres. Elle témoigne aussi d’une ignorance étonnante de la part de personnes qui prétendent diriger un pays: la politique est le terrain privilégié de l’expression des revendications sociales. C’est sur le terrain de la politique que les gens, dans le monde entier, sous des formes diverses,  se battent pour de meilleures conditions d’existence.

En Haïti, la confiscation et la destruction des cadres institutionnels par le gouvernement de facto et ses derniers prédécesseurs ne laissent pas à l’ensemble de la société et aux classes défavorisées la possibilité de s’exprimer aujourd’hui par les moyens traditionnels de la démocratie formelle. C’est d’ailleurs l’une des revendications majeures de la société civile et des regroupements politiques non inféodés au gouvernement de facto: la mise en place d’un gouvernement de transition capable de réaliser de véritables élections. C’est donc aussi cette revendication d’ordre politique qui met les gens dans la rue. Et c’est une attitude criminelle de la part du Premier ministre que de prétendre criminaliser la lutte d’un peuple pour le pain et le vote. Les cas sont déjà trop nombreux où la police tire à vue sur des foules ou des regroupements de citoyens.

Nous hésitons à utiliser le mot « racisme », mais nous ne comprenons pas l’empressement avec lequel des représentants de pays étrangers et de la « communauté internationale » ont parlé de gangs et de bandits pour qualifier les manifestants. Les gilets jaunes étaient-ils des gangs ? Les manifestants contre les actes racistes aux Etats-Unis sont-ils des gangs ? Les foules rassemblées dans ce que la presse occidentale a appelé « les printemps arabes » étaient-elles des gangs ? Ce sont les premières victimes des gangs qui sont dans les rues. Avec de telles déclarations, c’est à croire que l’Occident donne à Ariel Henry un permis de tuer. Et comment ne pas s’offusquer de l’ignorance d’un expert qui parle de manque d’idées et d’ambition ! S’il parle des pays occidentaux, il a sans doute raison. Mais L’ambition d’Haïti est claire : améliorer les conditions d’existence de la population, transformer l’État et le mettre enfin au service de la nation. Il y a longtemps qu’Haïti propose des solutions à ses problèmes. C’est la complicité de la communauté internationale avec des pouvoirs décriés, sous l’égide des pays occidentaux, qui empêche leur mise en place. Pour nous, Haïtiens, à moins de verser dans un racisme intérieur, tout en condamnant les actes de violence, il faut considérer que ce sont nos concitoyens trop longtemps abandonnés à eux-mêmes qui sont dans les rues. Il faut dénoncer les meurtres et enlèvements perpétrés contre militants et simples civils par des hommes en un uniforme sous les ordres du gouvernement de facto.

La grande tradition littéraire haïtienne s’est toujours opposée à l’injustice sociale et a fait fort de dénoncer ces “prisons de longue durée” que sont les structures mentales de membres des classes aisées nourris de préjugés qui les rendent aveugles à la violence permanente subie par le peuple depuis l’indépendance. Ni droit à la santé, ni droit à l’éducation, ni droit au travail, ni droit à des conditions de travail décentes, exclusion, violences policières, violence de l’État dans sa fonction répressive. La haine et l’incompréhension du populaire pris dans le sens que lui donnait Jacques Stephen Alexis a fait assez de mal, créé assez de divisions. Et sans un changement radical, elle continuera de produire des situations d’affrontements. Lorsque l’on considère ce que le peuple haïtien subit et a subi, d’autres peuples ont fait la révolution pour bien moins.

Ces réflexions nous amènent à conclure que le maintien au pouvoir du gouvernement de facto mettra le pays dans un état de guerre permanent entre un pouvoir appelé à utiliser les armes et les finances publiques pour sa survie et un peuple qui ne lui reconnaît aucune légitimité. Pour rester au pouvoir il lui faudra réprimer et corrompre, acheter et tuer. C’est le déshonneur de tout écrivain, intellectuel ou artiste de donner son soutien à une telle entreprise. Nous avons dans notre histoire artistique et culturelle de trop beaux exemples de dignité humaine pour ne pas les suivre et nous laisser guider par l’appât du gain, la gloriole ou les préjugés. Aucun individu, aucune institution progressiste, politique ou de la société civile, aucun humaniste ne peut aujourd’hui soutenir un pouvoir aussi décrié et duquel ne peut venir aucun changement positif.

Nous appelons tous les humanistes, tous les progressistes à se désolidariser du gouvernement de facto dirigé par le docteur Ariel Henry.

Nous partageons le vœu de la majorité de la création d’un gouvernement de transition  issu d’un large consensus tenant compte des propositions existantes, quitte à les élargir et les améliorer.

Nous déplorons les pertes de biens engendrées par une situation insurrectionnelle provoquée par le pouvoir de facto. Mais, plus que les pertes de biens, nous déplorons les pertes de vies humaines. Des citoyens sont morts dans leur lutte pour leurs droits.

Nous appelons la police nationale à ne pas servir d’outil de répression politique et à ne pas être le bras armé de l’entreprise de criminalisation des discours revendicatifs.

Nous appelons tous les citoyens haïtiens à soutenir tout effort pacifique pour arriver à la création d’un gouvernement de transition capable d’organiser des élections crédibles et de mener une politique capable au moins d’atténuer les inacceptables conditions d’existence du peuple haïtien.

Si la littérature, à laquelle nous nous essayons, témoigne du réel, elle est aussi porteuse de rêve. Nous avons confiance dans l’avenir de l’humanité et de notre pays. Puissent nos écrits et nos positions en témoigner.